#09 Théodore (4ème partie) : Courville versus Réclainville

 

Assassinat d'Henri III par le moine Jacques Clément

Assassinat d’Henri III par le moine Jacques Clément (document de propagande de la Ligue)

En janvier 1589, la situation était extrêmement confuse dans la ville de Paris, agitée par les partisans de la Ligue, contre tout à la fois Henri III et les Protestants. Toutes les portes étaient sous bonne garde, il devenait très difficile de fuir.

Si les guerres civiles, dans les années 1560, opposaient Huguenots et Papistes, ces derniers sont ensuite appelés Catholiques. Ils se divisent dans les décennies suivantes entre les Catholiques Politiques, et les Ligueurs. Les Politiques, qui plaident pour la paix, sont encore plus mal considérés que les Huguenots par les autres Catholiques. Quant aux Ligueurs, ils se divisent eux-mêmes entre les Zélés, qui « veulent à feu et à sang ruiner les Politiques et les Huguenots » ; les Espagnols, catholiques français amadoués par l’or du Pérou, dont l’ambition est de transmettre la couronne de France au roi d’Espagne ou à l’Infante sa fille ; enfin les Clos et Couverts, qui veulent « l’extirpation de la nouvelle religion mais sans ruine ni mutation de l’Etat ». (1)

Jacques-Auguste de Thou, gravure de Morin d'après L Ferdinand in The Great Book-Collectors By Charles Isaac Elton

Jacques-Auguste de Thou, vers 1615, gravure de Morin d’après L. Ferdinand

En février 1589, l’évêque de Chartres reçoit la visite de son neveu Jacques-Auguste de Thou, bel esprit de son temps, homme de lettres et conseiller au Parlement de Paris. « Catholique politique », il vient avec sa femme se réfugier après avoir fuit Paris. Elle, arrêtée et embastillée, fut libérée le jour suivant par un de leurs soutiens, puis « déguisée en bourgeoise » (2) elle avait réussi à passer les portes de la ville, et chevauché jusqu’à Chevreuse. Tandis que lui fut caché par ses amis dans un monastère de Paris, puis déguisé en soldat pour accompagner une procession hors de la ville. « Quelle joie pour ces innocents exilés de se retrouver à Chevreuse, de rappeler l’idée du péril qu’ils venaient d’éviter, et la manière dont ils avaient trompé la garde. Ils ne purent s’empêcher de rire, le mari de voir l’équipage de bourgeoise et le chaperon de sa femme, et la femme de voir l’attirail de guerre qu’avait son mari. » (3)

Peu de temps après, « Théodore de Ligneris, qui pour plusieurs raisons était des amis particuliers de M. de Thou, l’avertit que Chartres était sur le point de se déclarer pour la Ligue ; ce qui obligea de Thou de prendre son parti sur le champ pour se mettre en sûreté. » (4) (5)

Théodore des Ligneris, présenté par son contemporain Philippe Hurault, comte de Cheverny, comme « homme d’esprit et de faction » (6) n’est donc pas si férocement inféodé à la Ligue qu’il en oublie ses amis.

Le 1er août 1589, Henri III de Valois est assassiné par un fanatique de la Ligue Catholique. Robert Merle raconte la scène avec son talent formidable dans le cycle Fortune de France. Il nous décrit l’arrivée du moine Jacques Clément demandant audience au roi pour lui révéler une information confidentielle. Les gardes du corps, nerveux, veulent empêcher Clément de s’approcher du roi. Mais Henri III a toujours voué une admiration particulière aux moines. D’un signe de la main, il ordonne aux gardes de le laisser venir à lui. Clément se penche à l’oreille d’Henri, sort brusquement un large couteau de son habit, et poignarde le roi au ventre. Les gardes se précipitent en hurlant, saisissent le moine, le transpercent de leurs épées et le jettent à travers la fenêtre. Il s’écrase plusieurs étages en contrebas, mort. Mais le mal est fait, Henri va agoniser toute la nuit avant de décéder.

En août 1589, le protestant Henri III de Navarre devient ainsi Henri IV de France, roi légitime au regard du droit dynastique. Mais ni la population majoritairement catholique ni les grandes familles constituant la Ligue ne le reconnaissent comme tel. Elles lui préfèrent son oncle, le cardinal Charles de Bourbon, aussitôt appelé « Charles X ». Cependant très âgé, et déjà détenu par Henri IV, il mourra en prison en 1590.

Charles duc de Mayenne, vers 1580

Charles duc de Mayenne, vers 1580

Certaines villes se révoltent avec l’aide de l’Espagne ; les campagnes et notamment le Perche se rangent dans le parti du Roi Henri IV. A Chartres en revanche, le gouverneur intérimaire Jean d’Allonville (seigneur de Réclainville) avait profité de l’assassinat du duc de Guise six mois plus tôt, en décembre 1588, pour supplanter le gouverneur en titre François de Sourdis fidèle au roi. Ayant rallié les habitants de Chartres à la Ligue, il avait fermé les portes de la ville aux troupes du roi Henri III le 17 janvier 1589, et accueilli Charles de Lorraine, duc de Mayenne. Ce dernier était en effet devenu le chef de la Ligue à la mort de son frère le duc de Guise. Il n’en avait cependant pas le charisme. Son embonpoint et sa réputation de pingrerie le desservaient. Sans grand sens politique, ni esprit de décision, il se montrait défiant et rusé.

« Le premier acte de Jean d’Allonville fut néanmoins de sauver François de Sourdis que le duc de Mayenne voulait faire décapiter ; puis il avait obligé le reste des habitants à jurer l’union sacrée [envers la Ligue]. Réclainville fit aussi chasser les huguenots de la ville, et emprisonner quelques-uns.» (7)

Nicolas de Thou évêque de Chartres

Nicolas de Thou évêque de Chartres

« Les seules personnes sur qui le roi pouvait compter étaient l’évêque, Nicolas de Thou, et le gouverneur, François de Sourdis, mais ils avaient peu d’influence sur les habitants de Chartres. En vain, le roi envoya le Procureur Général de la Guesle pour essayer de faire entendre raison à la population. On ne lui répondit qu’en criant : La sainte union! On ne respecta pas même le droit des gens. […] Théodore des Ligneris fit arrêter le Procureur Général, et ne le relâcha qu’après en avoir tiré une grosse rançon. » (8)

Ainsi lorsqu’Henri III est assassiné, Jean d’Allonville refuse de reconnaître Henri de Navarre comme roi de France. Cependant, il trouve à Chartres des ligueurs qui l’accusent de tiédeur et même de trahison. On prétend qu’il a, par négligence, laissé prendre un lieutenant que lui envoyait Mayenne. On lui reproche d’avoir relâché François de Sourdis ; et le baron de Courville [Théodore des Ligneris] auquel il a refusé les pleins pouvoirs soulève le peuple (9). Il y a contre lui des émeutes, il est même emprisonné par les plus extrémistes des ligueurs, le 15 septembre 1589. »

Le comte de Cheverny l’évoque ainsi :  » Comme aussi pour la ville de Chartres, je puis dire avec vérité que les habitants de celle-ci […] se laissèrent facilement emporter aux persuasions du sieur de Lignery, aussi voisin de ladite ville, homme d’esprit et de faction, lequel s’était rendu ennemy dudit sieur de Maintenon, et ensemble dudit sieur de Réclainville ». (10)

Libéré quelques temps plus tard, Jean d’Allonville refuse de reprendre le poste de gouverneur et le cède à Georges Babou de La Bourdaisière. (11) « La place de Réclainville demande à être éclaircie. […] Son comportement est celui d’un gentilhomme tel qu’on peut en rencontrer de fort nombreux au XVIème siècle. Ainsi la solidarité dont il fait preuve à l’égard des nobles royalistes et du gouverneur Sourdis est typique des attitudes de l’époque et incline à penser qu’il n’a pas agi avec la foi d’un croisé mais selon la morale nobiliaire classique, plutôt ennemie du fanatisme religieux. Il semble aussi qu’il se soit déterminé par fidélité aux Guise et particulièrement à Mayenne. […] »

En 1590 Théodore des Ligneris fait amende honorable auprès d’Henri IV. « Assuré de sa sincérité », le nouveau roi lui donne le 8 mars une compagnie de 50 lances pour s’être rendu, dit-il, « digne et capable par ses vertus et mérites d’être honoré des charges et administrations de l’État ».

« Théodore des Ligneris qui avait donc poussé Chartres à soutenir la Ligue catholique, changea soudainement de camp : il livra Verneuil à Henri IV, au grand mécontentement des bourgeois de Chartres qui vendirent alors ses meubles aux enchères afin d’acheter l’artillerie nécessaire à la défense de la ville. » (12)

Tableau représentant Henri IV recevant les clefs de la ville de Verneuil sur Avre en mars 1594 (reproduit dans "Le Pays de Verneuil sur Avre", 1987, visible à la mairie)

Tableau représentant Henri IV recevant les clefs de la ville de Verneuil sur Avre en mars 1594 (reproduit dans « Le Pays de Verneuil sur Avre », 1987, visible à la mairie)

« Mais François de Rouxel, Grand Ligueur, surprend Théodore à Verneuil, qui fut fait prisonnier, tandis que sa femme, assiégée dans son château de Courville, se voyait contrainte de capituler. Une rançon leur permit de recouvrer la liberté. »

Il semble que Théodore s’était détourné d’Henri III après l’épisode des États Généraux de Blois. Sans doute aussi avait-il déjà quelques prévenances contre lui, étant donné qu’il avait grandi depuis l’âge de 9 ans, et partagé toute sa vie avec François de Valois qui jalousait à l’extrême son frère Henri, et ne devait pas manquer de le critiquer. Quant à Henri IV, Théodore avait joué avec lui étant enfant dans la cour du château de Pau durant les années 50, depuis l’âge de 5 ans jusqu’à 9 ans. 

« En 1590, les ligueurs de Chartres vivaient dans la hantise du complot, attitude commune à toutes les villes et qui justifiait les répressions. Les Chartrains n’avaient pas tort de s’inquiéter, car leur ville était un point stratégique important de la grande couronne parisienne et l’un des marchés à blé de la capitale. De plus, hormis la Bretagne et Rouen, Henri IV contrôlait la plus grande partie de l’ouest : la Normandie, la Touraine, l’Anjou, le Maine, le Poitou, l’Angoumois, l’Aunis, la Saintonge, la Guyenne et la Gascogne. Il était donc nécessaire pour lui de faire sauter le verrou ligueur aux portes de ces régions que représentait Chartres. (13)

Le siège commença le 11 février 1591 (14). L’infanterie, commandée par Sourdis, occupa les faubourgs de manière à montrer sa détermination aux assiégés. Le 16, le roi tenta une ultime démarche en sommant les Chartrains de se rendre. Le maire et les habitants répondirent qu’ils y étaient prêts si Henri IV se faisait catholique. Le curé de Saint-Aignan, Cailleau, organisa une procession dans le plus pur style parisien, pieds nus dans le froid et la neige, pour demander à Dieu de protéger la ville contre la canonnade. Celle-ci commença néanmoins le 27 février à six heures du matin et créa de gros dommages. La Bourdaisière, le nouveau gouverneur ligueur, qui savait qu’il ne disposait pas des moyens militaires pour résister à une telle attaque, proposa de remettre la ville au roi, mais les Chartrains refusèrent, ne voulant à aucun prix se soumettre à un « hérétique ». Du 17 mars au 10 avril, les négociations alternèrent avec les attaques et les canonnades. Peu à peu le moral de la population céda et le gouverneur parvint à la convaincre, malgré l’hostilité absolue du clergé, d’accepter les propositions des assiégeants.

L’exemple de Chartres illustre le cas d’une ville sans vraie tradition municipale qui bascule dans la Ligue grâce à une conspiration réussie. Le rôle des nobles y est plus central que celui des notables. Des minorités agissantes ont servi de relais, et ont poussé à la radicalisation après l’assassinat d’Henri III et lorsqu’il est apparu à tous que Chartres allait être assiégée par le nouveau roi, qui était considéré par nombre de ligueurs comme le diable incarné. La mise à l’écart des notables, notamment du gouverneur, […] pour laisser la place à des chefs de rue, de quartier ou de paroisse, symbolise l’évolution vers une Ligue plus populaire.

L’ambition personnelle n’est pas non plus un facteur à négliger, d’autant que Réclainville avait un concurrent à l’intérieur même de la noblesse ligueuse, selon le chancelier de Cheverny qui le rapporte dans ses mémoires : Théodore de Ligneris, dont Henri III n’avait pas voulu pour député de la noblesse du baillage de Chartres en 1588. Les annalistes locaux rappellent que le baron de Ligneris intriguait contre Réclainville et qu’il fut à l’origine de la sédition qui entraîna son renvoi parce qu’il était « dépité » de n’avoir pas été élu député ni choisi comme gouverneur par Mayenne. »

Les habitants de la ville de Chartres se rendirent en avril 1591. Henri IV leur accorda la garantie de l’exercice de la religion catholique, l’interdiction du culte réformé dans la ville et les faubourgs, la confirmation de leurs privilèges, et la permission pour les ligueurs qui le désiraient de s’exiler dans une autre cité. On sait qu’ils allèrent pour partie à Orléans, comme Jean d’Allonville. Le chancelier puis le roi firent leur entrée, on reconstitua la municipalité selon l’ancienne coutume. La Ligue chartraine avait vécu.

(1) Cette analyse reprise d’un certain Pâquier figure dans la Satyre Ménippée, tome II – Remarques, édition de 1711 publiée à Ratisbonne, pp 24-25, consultée le 14/10/2019 sur Numelyo, Bibliothèque Numérique de Lyon, cote 809624.T02.

(2) Mémoires de la vie de J-A de Thou, Première édition traduite du latin au français, 1711, éditeur R. Leers à Rotterdam, p 145, consulté sur Gallica le 14/10/2019, BNF, cote 4-LN27-19601.

(3) Idem, p 147.

(4) Idem, p147 également.

(5) [développer les raisons pour lesquelles ils furent amis]

(6) Source : « Nouvelle collection de mémoires pour servir à l’histoire de France : Mémoires de messire Philippe Hurault, comte de Cheverny, chancelier de France », p 493, édition de 1838 par Joseph-François Michaud, BNF, ark:/12148/bpt6k308850 , consulté sur Gallica le 14/10/2019.

Le comte de Cheverny était par ailleurs le beau-frère de Jacques-Auguste de Thou ! Né en 1528, il avait d’abord suivi une carrière religieuse, avant d’entrer au Parlement de Paris. En 1566 il renonce à son état religieux, avec dispense de Rome pour épouser la fille du Président de Thou, sœur de Jacques-Auguste de Thou. Remarqué par Catherine de Médicis, devenu proche conseiller d’Henri III, il devient Garde des Sceaux en 1578, Chancelier de France en 1581. Disgrâcié par Henri III quelques années plus tard, mais rappelé aux affaires par Henri IV, il deviendra Gouverneur de Chartres et Lieutenant Général. Il s’éteindra en 1599.

(7) Ce paragraphe est tiré de l’article de Wikipedia intitulé « Jehan II d’Allonville de Réclainville ».

(8) « Histoire universelle de Jacques-Auguste de Thou : depuis 1543 jusqu’en 1607 » [à compléter]

(9) Le baron de Courville est Théodore des Ligneris. On se rappelle que les personnes étaient désignées indifféremment par leur nom patronymique ou le nom de leurs terres, avec ou sans titre. Ainsi Théodore croisant une de ses connaissances pouvait être interpellé de la manière suivant : « Ah ! Courville justement il fallait que je vous voie ».

(10) Source : « Nouvelle collection de mémoires pour servir à l’histoire de France : Mémoires de messire Philippe Hurault, comte de Cheverny, chancelier de France », p 493, édition de 1838 par Joseph-François Michaud, BNF, ark:/12148/bpt6k308850

(11) L’on retrouve ici la belle-famille de René des Ligneris (cousin de Théodore, il avait été tué en 1562 à la bataille de Dreux, où il commandait la cavalerie légère du prince de Condé). Le père de Georges cité ici, Jean Babou de la Bourdaisière, avait sauvé Théodore en 1562 lorsque celui-ci âgé de seulement 9 ans avait été arrêté, maltraité et emprisonné à Loches. Voir aussi : https://fr.wikipedia.org/wiki/Famille_Babou_de_La_Bourdaisi%C3%A8re

(12) La Ligue, de Jean-Marie Constant, chez Fayard, 1996. http://www.fayard.fr/la-ligue-9782213594880

(13) Ce paragraphe et les quatre suivants sont tirés de l’ouvrage La Ligue, de Jean-Marie Constant, chez Fayard, 1996. http://www.fayard.fr/la-ligue-9782213594880

(14) A l’intérieur des fortifications de Chartres, « les troupes régulières et les six compagnies de la milice bourgeoise forment un effectif de 3.500 hommes de pied et de 300 chevaux, environ. Mais toute la population, accrue d’un grand nombre de paysans réfugiés, travaille aux fortifications et aux brèches. » (source Wikipédia, article « Jehan II d’Allonville de Réclainville »)

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