#20 Le fabuleux destin de Marianne

En cette période troublée des années 1790-1800, Jean-Baptiste-Claude des Ligneris voit grandir ses deux fils, Anne-Louis Jean-Baptiste Théodore (né à Paris le 27 mars 1778) et Augustin Louis François (né à Paris le 12 avril 1782). (1) La Révolution se termine, l’ère de l’empire napoléonien s’ouvre.

Avec la force bouillonnante de ses vingt ans, le jeune Anne-Louis ira s’engager dans le 2ème Régiment des Hussards le 23 octobre 1798, où il servira jusqu’en juin 1800. Il participe ainsi à la défense de la France contre la Deuxième Coalition, formée par la Grande-Bretagne, la Russie, l’Autriche, l’Empire Ottoman, le Royaume des Deux-Siciles et la Suède. Son régiment de cavalerie combat au sein de l’Armée du Rhin.

Son frère Augustin est admis comme chevalier de l’Ordre de Malte (2), sans doute vers l’âge de quinze ou seize ans donc aux alentours de 1797/1798. Mais l’Ordre est dissout peu après par Napoléon Bonaparte. Laissant de côté le concept de moine-soldat, Augustin épouse en 1803, donc à seulement 21 ans, Agathe du Roux de Reveillon, une jeune fille de 17 ans (3). Un petit scandale a peut-être eu lieu, qui a précipité le mariage et secoué les nerfs du chef de famille Jean-Baptiste-Claude, car les hommes ne se mariaient généralement pas avant l’âge de trente ans.

L’aîné Anne-Louis attend justement de fêter ses vingt-neuf ans pour épouser à Paris une jeune fille de dix-huit ans, Antoinette Chastellier du Mesnil, le 27 avril 1807. Je ne résiste pas à l’envie de vous lister tous ses prénoms : elle s’appelle en effet, en version extensive, Antoinette Marie-Anne Françoise Eléonore Elisabeth Esprit Christian Guillaume Chastellier du Mesnil.

Mais ces prénoms ont une raison d’être et une histoire… Pourquoi Christian par exemple? Pour le comprendre, il nous faut remonter au 6 septembre 1722, à la naissance de Christian IV von Wittelsbach, duc de Bavière, duc régnant de Deux-Ponts, prince de Birkenfeld et de Bischweiler, prince palatin du Rhin, comte de Weldentz et de Sponheim. Fils aîné de Christian III et de Caroline de Nassau-Sarrebrück, il succède à son père à l’âge de treize ans, sous tutelle de sa mère jusqu’à dix-huit ans.

Christian IV a une particularité : il est passionnément amoureux, et restera fidèle à une seule femme, la danseuse Marianne Camasse qu’il a rencontrée en 1751. Elle n’a alors que 17 ans et lui 29. Elle n’est pas du tout de son rang mais ils vivent ensemble, ont rapidement plusieurs enfants sans être mariés (Christian, Guillaume et Caroline). Christian IV osera même l’épouser en 1757, causant un scandale qui fera frémir l’ensemble des maisons princières d’Allemagne. La célébration a lieu en petit comité, à l’église de Zweibrücken.

Christian IV von Wittelsbach
Christian IV von Wittelsbach

Comme ils n’ont pas les mêmes origines sociales, c’est ce que l’on appelle un mariage morganatique. Leurs enfants, Christian le sait, n’auront aucun droit à prétendre à la succession princière (4). Il a néanmoins conçu le projet d’acquérir le comté de Forbach (en Lorraine), ce qu’il exécute patiemment par étapes successives de 1756 à 1767. Avec l’appui de Louis XV et du beau-père de ce dernier, Stanislas roi de Pologne et duc de Lorraine, Christian IV peut ainsi attribuer à sa femme dès le mois suivant leur mariage le titre de comtesse de Forbach. Deux autres fils (Charles-Louis,  Julius) et une fille (Elisabeth, 6 février 1766) viendront au monde après leur mariage.

Marianne Camasse et ses deux fils Christian et Guillaume en 1764
Marianne Camasse et ses deux fils Christian et Guillaume en 1764

Son Altesse Sérénissime Christian IV de Bavière reconnaîtra ses six enfants très officiellement par acte du 21 septembre 1771. Il décédera, hélas, le 5 novembre 1775 au château de Potersheim près de Zweibrücken, alors que ses enfants sont encore jeunes.

Ses titres princiers et ses terres reviennent alors à son neveu Charles II (1746-1795) qui devient le nouveau duc de Bavière et duc régnant de Deux-Ponts. Puis le frère de ce dernier lui succédera : Maximilien (1756-1825), qui en 1805 fera élever par Napoléon le duché de Bavière en royaume. Pour l’anecdote, le fameux roi excentrique Louis II de Bavière qui fera construire de nombreux châteaux et palais extravagants, notamment celui de Neuschwanstein, n’est autre que l’arrière-petit-fils de Maximilien.

A l’avènement du nouveau duc de Bavière Charles II, Marianne « dont le charme et l’intelligence étaient reconnus » s’installe à Paris avec ses enfants, où elle fréquente les salons et s’entoure d’artistes et d’intellectuels. « Denis Diderot, qu’on lui dit dévoué, reçu d’elle vers 1772 un Essai sur l’éducation qu’elle avait rédigé de sa main. Après avoir lu ces pages, Diderot y répondit par une lettre théorique importante, qui sera publiée en 1799″. On la dit proche de Louis XVI, et dans un second temps, de Marie-Antoinette. Elle occupe aussi régulièrement son château de Forbach. (5)

Revenons aux enfants de Christian IV et Marianne. L’aîné homonyme Christian, marquis de Deux-Ponts et comte de Forbach, s’illustra avec son frère cadet Guillaume dans la guerre d’indépendance Américaine. Il fut également Brigadier (c’est-à-dire général) des armées du roi de France, commandant du régiment Royal-Deux-Ponts, et chevalier de Saint Louis ; puis major général d’infanterie du roi de Bavière son cousin germain. Il épousera une française à Versailles en 1783.

Son frère Guillaume, vicomte de Deux-Ponts et comte de Forbach, fut quant à lui maître de camps (c’est-à-dire colonel), commandant d’un régiment de Dragons pour le roi de France, et colonel du régiment de Chasseurs des Flandres. Il fut fait chevalier de Saint Louis en France, et de l’Ordre de Cincinnatus en Amérique. Comme son frère, il a épousé une demoiselle de la haute noblesse française.

Leur sœur Elisabeth Auguste Frédérique de Deux Ponts, qui nous intéresse, est naturalisée française par lettres-patentes du 2 avril 1783. Elle épouse en avril 1786, à l’âge de vingt ans, le marquis François-Esprit de Chastellier Dumesnil, « par contrat signé à Versailles de Leurs Majestés et de la Famille Royale » (Gazette du 28 avril 1786).

Le mari d’Elisabeth, de quatorze ans plus âgé, était maître de camp (colonel) de cavalerie, commandant et inspecteur du régiment des Hussards, et chevalier de Saint Louis en 1784 (6). Il avait été admis aux « Honneurs de la Cour » en janvier 1786 (Gazette du 27 janvier) – il ne serait pas étonnant que le mariage ait été arrangé à ce moment-là. L’année suivante, le 4 février 1787, Elisabeth est également présentée à la Cour (Gazette du 9 février 1787).

Ils n’auront qu’un enfant avant que François-Esprit ne décède prématurément en 1790 : leur fille Antoinette, née en 1789, héritière de la branche aînée des Chastellier du Mesnil, et petite-fille du duc de Bavière. C’est donc elle qu’épouse Anne-Louis des Ligneris en 1807.

Et l’on comprend maintenant d’où lui viennent tous ses prénoms, émouvantes traces de son complexe passé familial : Antoinette (sa grand-mère paternelle) Marie-Anne (sa grand-mère maternelle) Françoise (le prénom féminisé de son père) Eléonore (?) Elisabeth (sa mère) Esprit (de nouveau son père) Christian et Guillaume (son grand-père et ses oncles maternels).

La cousine d’Antoinette née en 1785, fille de Guillaume de Deux-Ponts , a été prénommée selon les mêmes codes : Marie-Anne Jeanne Françoise Antoinette Maximilien Joseph de Deux Ponts. Les deux derniers prénoms font référence au cousin de son père : Maximilien Joseph, prince palatin du Rhin, duc de Bavière (futur roi) qui fut le parrain de ce bébé. Ce qui montre que les liens restent très forts entre le duc de Bavière en titre et ses cousins et neveux établis en France, et cela aura une importance pour la suite de l’histoire de la famille des Ligneris.

C’est alors que survient la révolution française, qui pousse Marianne et ses fils à l’émigration vers la Bavière. Le comté de Forbach est occupé par les armées révolutionnaires en 1793 et confisqué comme bien d’émigrés. Toutes les propriétés de ses enfants le sont également.

Avec le coup d’Etat de Napoléon en 1799, et la mise en place du Consulat, une loi de 1800 permet aux émigrés de revenir. Ils pourront dans une certaine mesure récupérer les biens qui leur ont été confisqués. Marianne revient dès 1801 à Paris, où elle ne tardera pas à jouer de ses relations et à se lier avec Joséphine, épouse de Napoléon Bonaparte, « qui l’appréciait pour son charme et sa conversation du temps passé » (5).

Puis en ce 27 avril 1807 à Paris, c’est l’affluence au mariage d’Anne-Louis des Ligneris et Antoinette Chastellier du Mesnil, dont l’acte notarial ne comporte pas moins de 28 signatures (7). Il est très touchant de voir que la veuve de Christian IV, la fameuse Marianne est là pour accompagner sa petite-fille Antoinette. Âgée de 73 ans elle signe d’une petite écriture serrée « marianne douairière de Deux Ponts Ctesse de Forbach ». C’est d’autant plus attendrissant qu’elle s’éteindra durant l’hiver suivant, le 28 décembre.

La mère de la mariée a écrit la première, d’une large et autoritaire signature « E.A.F. Chastellier Dumesnil née Deuxponts ». Jean-Baptiste-Claude des Ligneris, qui commence à être âgé, signe d’une main malhabile « Desligneris Père ». Deux autres membres de la famille ont signé, dont probablement Augustin, ainsi que sa femme Agathe. Leurs cousins Courtavel (issus de la sœur de Jean-Baptiste-Claude) sont venus en nombre, ainsi que les Pinon (du côté de sa femme), et bien sûr les Chastellier du Mesnil.

Anne-Louis et Antoinette des Ligneris auront une fille le 6 mai 1811 : Charlotte Elisabeth Claude Esprit ; puis un fils le 15 janvier 1813 : Maximilien Joseph Auguste Théodore Emile Marie Esprit Antoine. Comme on le devine déjà à la simple lecture de ses prénoms, le nouveau-né a pour parrain Maximilien Ier, roi de Bavière. Ce lien aura une influence sur la longue vie de celui qui n’est pour l’instant qu’un nourrisson…

(1) Il est assez étonnant, mais aussi émouvant, de voir resurgir dans les prénoms la référence à Théodore des Ligneris, qui était né 225 ans plus tôt.

(2) Inventaire des archives des généalogistes de l’Ordre de Malte  réalisé en 1909 à partir des Archives de la Noblesse et du Collège héraldique de France ; extrait de l’Annuaire du Conseil héraldique de France de 1909, pp 61-173.

(3)  Ils auront deux filles. Eudoxie des Ligneris, née en 1807, épousera le 8 mars 1825 Aimé Charles Daniel de Vauguyon, Garde du Corps du Roi ; tandis que Claire-Armande des Ligneris se mariera le 19 juin 1837 (huit jours après le décès de sa mère) avec Jean-Marie Louis Ernest Le Roy comte de Valanglart. Elles traverseront toutes les deux le siècle, respectivement jusqu’en 1886 et 1889.

(4) Contrairement à la France, où la noblesse se transmet de mâle en mâle, peu importe les origines de l’épouse, en Allemagne il faut que les deux parents soient d’origine noble pour transmettre cette « qualité ». C’est d’ailleurs pour cela que toutes les familles de la haute noblesse française ont accueilli des femmes sans origine noble mais issues de la grande bourgeoisie et généreusement dotées, particulièrement aux XVIIe et XVIIIe siècle. Et c’est également pour cette raison que le mariage de Christian IV, considéré comme morganatique en Allemagne ne pose aucun problème à la France, où ses enfants seront reçus avec tous les honneurs et dignités de la noblesse.

(5) Source des citations : article Wikipedia sur Marianne Camasse, https://fr.wikipedia.org/wiki/Marianne_Camasse

(6) Source : Notices généalogiques, volume 1, baron H. de Woelmont, p 131. Signalons que le père de l’époux était Joachim de Chastellier Dumesnil (1700-1764), originaire de Valence, officier de carrière devenu inspecteur général de la cavalerie puis gouverneur du Dauphiné, décrit comme « séducteur, scandaleux, opportuniste, joueur, éloquent, méticuleux jusqu’au zèle », et dont le destin a été retracé avec brio dans l’excellent livre de Fadi El Hage : « Le beau Dumesnil – un serviteur de l’ombre sous le règne de Louis XV », Paris, L’Harmattan, collection « Historiques », 2022.

(7) L’acte de mariage est visible dans la page « Documents et Sources« .

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