Avant de découvrir la suite des aventures de Louis-François, qui dévoilons-le tout de suite cherche à obtenir un titre de marquis, interrogeons-nous sur le sens des titres de noblesse, et sur l’aristocratie en général. Quelles fonctions et quels pouvoirs réels ont représenté ces titres au cours de l’histoire ? Les mots de «baron», «comte» ou «marquis» tels que nous les comprenons aujourd’hui ont-ils toujours eu le même sens? Pour le savoir, il nous faut explorer les structures du pouvoir et leur organisation, à partir des prémisses du Haut Moyen Age.
L’empire romain formait un état fortement centralisé, qui ne connaissait pas les seigneurs locaux. Les représentants du pouvoir central étaient nommés ; tandis que l’élite politique était constituée des familles patriciennes, membres du Sénat. Lorsque les peuples germains de l’Est ont commencé à migrer vers l’Europe occidentale, dans les années 300, ils se sont établis aux frontières de l’empire, voire sur ses marges intérieures. Tolérés moyennant un tribut à payer, ils s’imprègnent peu à peu des droits et des coutumes de Rome, et fournissent des contingents à l’armée impériale – certains d’entre eux devenant même des généraux romains.
Mais dans les années 400 la poussée des Huns à l’Est, conjuguée à l’affaiblissement du pouvoir central, entraîne l’effondrement politique de l’empire romain d’occident. À la fin du siècle, les Wisigoths occupent le centre et le sud-ouest de la France actuelle, les Ostrogoths la Provence, les Burgondes la Bourgogne et le Lyonnais, tandis que les Bretons ne sortent pas de leur Bretagne.
Les Francs s’étaient initialement établis dans l’embouchure de l’Escaut, sur un territoire partagé aujourd’hui entre la Belgique, la Hollande et les Flandres françaises. Conduits par leur chef Clovis, ils se lancent dans une vaste conquête au terme de laquelle ils expulsent les Wisigoths vers la péninsule ibérique, les Ostrogoths vers l’Italie, prennent possession de ce qui restait de l’empire romain en Gaule, et installent la dynastie mérovingienne sur un grand royaume. Les successeurs de Clovis prendront le pas sur les Burgondes et repousseront les frontières jusqu’à englober les territoires actuels de la France, de la Suisse, de la Belgique et de l’Allemagne du Sud.
Très hiérarchisée, la société mérovingienne est dotée d’un corpus de lois élaboré, mélangeant savamment les coutumes franques et le droit romain. Elle est presque totalement rurale ; le servage reste très répandu. L’aristocratie mérovingienne procède à la fois de l’ancienne noblesse sénatoriale gallo-romaine et d’une élite franque d’origine militaire. La position de la première vient de sa richesse foncière et de ses postes dans les fonctions publiques militaires et civiles, puis de plus en plus, religieuses en occupant des sièges épiscopaux. Ces familles gallo-romaines, par exemple les Salvii et les Syagrii dans le sud-ouest, maintiennent ainsi leur rang pendant plusieurs siècles au sein du royaume mérovingien. Les chefs militaires francs proches du roi reçoivent quant à eux des propriétés foncières en récompense de leurs services ainsi que le butin des campagnes de conquêtes. Les deux élites se mélangeront progressivement.

Bréviaire d’Alaric (Wisigoth) de 506, copie du IXe siècle, où l’on voit le roi, un évêque, un duc et un comte
Le pouvoir central appartient au seul clan royal (qui bien sûr se déchire continuellement). Pour faire respecter son autorité loin de son palais, le roi délègue certaines de ses prérogatives (comitatus) à un comte (comites) qu’il nomme au sein des groupes aristocratiques locaux. La charge comtale consiste à exercer la justice, rassembler l’armée, et percevoir les revenus fiscaux. C’est l’habileté du roi à exploiter la compétition entre les grandes familles, en arbitrant la redistribution des biens et des charges, qui lui permet de se maintenir à la tête de son royaume. Dans certaines régions, notamment les zones frontières, le souverain pouvait créer des commandements provisoires comportant essentiellement des prérogatives militaires, les duchés (ducatus).
Deux cents ans plus tard (au milieu des années 700), le pouvoir réel est en fait assumé par le «premier ministre» héréditaire, de son vrai titre maire du palais, Pépin de petite taille alias Le Bref. Son père, Charles Martel, avait déjà tenté un putsch mais cela n’avait pas abouti. Cette fois, Pépin fait mieux que son père, il dépose le souverain de la dynastie mérovingienne et crée le consensus politique qui lui permet de se proclamer roi des Francs. Son propre fils fera encore mieux : Charlemagne deviendra empereur de l’Europe occidentale en l’an 800.
Le pouvoir carolingien centralisé repose sur un réseau de gouverneurs qui le représentent, toujours appelés comtes. Un comté est alors un très vaste territoire, de la taille d’une région française actuelle. Le comte est un fonctionnaire, dans le sens où il est nommé par le pouvoir central, révocable à tout moment, régulièrement audité par des émissaires du pouvoir central (les missi dominici), et son poste n’est pas héréditaire. Les titulaires sont néanmoins choisis par le pouvoir royal au sein d’un même clan familial élargi. Le comte détient un pouvoir considérable. Pour l’aider à gérer ce vaste territoire, il a un adjoint, le vicomte.
Les zones frontières de l’empire sont appelées des «marches». Elles sont en contact avec d’autres peuples parfois turbulents, ce qui nécessite d’attribuer des pouvoirs extraordinaires à celui qui les gouverne, notamment pour agir sans délai de manière autonome afin de mener la guerre si c’est nécessaire. C’est pourquoi le gouverneur des marches est un marquis (marchio), c’est-à-dire un comte aux pouvoirs étendus. Progressivement apparaissent des regroupements de comtés sans lien avec des frontières, dont le titulaire prend le titre de marchio, supérieur à celui de comte.
Les évêques sont les autres détenteurs du pouvoir local et régional. Les rares villes, qui ne sont guère plus que de gros bourgs, n’ont survécu à l’empire romain que parce qu’elles étaient le siège d’un évêché, ce qui leur a conféré un certain rayonnement et une activité de centre de pouvoir. Souvent issu des grandes familles qui tiennent les comtés et marquisats, l’évêque est à la fois un seigneur temporel (souverain de la ville et de son territoire, chef de son armée, il prélève l’impôt et rend la justice), et un maître spirituel qui décide même de l’organisation du culte et de son contenu (impensable aujourd’hui). Le pape étant surtout l’évêque de Rome, les évêques bénéficient d’une très large autonomie – l’Eglise n’est pas alors une organisation monolithique ultra-centralisée.
Enfin, les très nombreux monastères appartenant à différents ordres religieux en forte expansion deviennent progressivement des propriétaires fonciers d’une puissance économique considérable. De plus en plus en concurrence avec les évêques, « [les moines] s’engageront sur des voies nouvelles en matière de seigneurie, de contrôle de l’espace et d’encadrement idéologique. » (1). Seuls maîtres de l’écrit, brillants administrateurs, les clercs sont les juristes des princes.
Il n’y a pas de forteresse dans les campagnes, ni de village comme nous les voyons aujourd’hui. L’habitat est constitué de petits groupements de deux à trois foyers, dispersés les uns par rapport aux autres ; ces unités dépendent de vastes domaines de plusieurs milliers d’hectares issus des anciennes grandes propriétés romaines, les villa. Les domaines appartiennent au roi, aux grands laïques (l’aristocratie) ou à l’Eglise (monastères ou évêchés). Le statut juridique des paysans est soit celui d’hommes libres (mais les plus pauvres sont très dépendants de fait du maître du domaine), soit celui de dépendants serviles, attachés à la terre et à leur maître. « La frange supérieure des hommes libres forme la noblesse, qui ne correspond à aucun statut légal, mais constitue la fraction dirigeante de la société. » (2) Le qualificatif « noble » s’applique à la personne seule, il ne présente pas de caractère héréditaire ; aussi au sein d’un même clan les conditions de chacun peuvent être très diverses.
Par le jeu des mariages, les familles princières possèdent des territoires immenses disséminés dans tout l’empire ; elles partagent les mêmes codes culturels et forment une élite homogène qui a véritablement une vision politique à l’échelle de l’Europe occidentale. L’organisation du pouvoir mise en place par Charlemagne et poursuivie par son fils assure la paix intérieure, mais les petits-fils fracturent l’empire en plusieurs royaumes. Au cours du siècle qui suit, le modèle centralisateur carolingien se fait peu à peu grignoter. Les comtés et marquisats deviennent progressivement héréditaires. Ils restent aux mains de familles puissantes qui en font des territoires quasi-autonomes sur lesquelles elles ont presque tout pouvoir, avec les moyens financiers de l’exercer.
Au milieu des années 900, la dynastie carolingienne finit par s’épuiser elle aussi, notamment discréditée par son incapacité à contenir les invasions des Vikings au nord et à l’ouest, des Hongrois à l’Est et des pirates sarrasins au sud. Les princes du royaume de Francie, c’est à dire les évêques et les chefs de lignage des quelques familles qui détiennent le pouvoir sur les grandes régions, se réunissent en 987 pour élire parmi eux un roi qui unifie leur action. Ce sera Hugues à la cape (« Capet ») (3). Ce roi ne dispose que d’un pouvoir relatif, symbolique, chaque prince restant maître chez lui.
En réalité, dès le IXe siècle et jusqu’au XIIe, le pouvoir est redistribué progressivement, de manière disparate dans le temps et selon les zones géographiques. Les familles de l’aristocratie locale participent depuis longtemps à l’exercice du pouvoir aux côtés des comtes, comme officiers militaires et membres des plaids, les assemblées de justice. Le contrôle du comte sur son territoire repose entièrement sur les relations qu’il entretient avec ses fidèles, auxquels il cède une partie de ses prérogatives.
Pour assurer la sécurité, mais aussi marquer physiquement le lieu du pouvoir, les forteresses sortent de terre partout autour de l’an 1000, d’abord sous forme de simple tours en bois entourées d’une palissade. Le nombre de châteaux explose entre 1060 et 1110, ce qui conduit à une densification sans précédent de leur maillage dans les campagnes de l’Occident. Certains s’élèvent à l’écart des lieux de pouvoir, sur des fronts de colonisation (forêts, friches), ou sur des gués et des carrefours afin de contrôler ou taxer les flux commerciaux. Des forteresses « adultérines » apparaissent également, c’est-à-dire sans autorisation préalable, sur des terres privées ou dans les zones de colonisation paysanne. C’est une période d’intense croissance agricole, qui voit la fondation de nombreux villages, généralement autour des châteaux, abbayes et monastères, ainsi que la construction des églises paroissiales.
Les familles de l’aristocratie quittent les cités comtales, centres du pouvoir régional (ou infra-régional), pour assurer la garde des places fortes que leur confie leur maître, puis acquièrent une autonomie relative en disposant de délégations de justice, et le monopole d’exploitation de certaines installations dites banales (le moulin, le four, …) qui donnent lieu à une taxe pour leur utilisation par les paysans. Le modèle de la seigneurie banale se diffuse, et avec lui se renforce de manière coercitive le prélèvement seigneurial sur le travail des paysans. Plus généralement, « la possession de la terre ne constitue pas seulement une domination économique, mais implique une forme de discipline sociale et de protection juridique et religieuse. » (4)
Pour ne pas se faire balayer par ses voisins, chacun cherche des alliances, voire un réseau d’alliances. La féodalité est née. Elle organise une hiérarchie de devoirs et d’entraide réciproques qui stabilise l’édifice social et régule la violence. La diffusion du modèle du fief (qui est un bien tenu d’un seigneur en échange d’un service) tient à l’action volontaire des princes, d’évêques et de quelques grands seigneurs laïques ou monastiques. L’idéologie guerrière est depuis longtemps partagée par toute l’aristocratie, dont elle est le fondement, mais la diffusion des relations féodo-vassaliques, comme la structuration des parentés châtelaines en lignages patrilinéaires, constituent des formes nouvelles d’exercice du pouvoir, qui ne sont généralisées et stabilisées qu’après 1100.
On ne parle plus alors de rôle ou de titre de marquis. Les princes, qui peuvent porter les titres de duc ou comte, selon l’histoire de la région, forment la haute noblesse, avec, à partir du XIIe siècle les barons qui tiennent leur fief directement du roi. Les anciens comtes et vicomtes ayant patrimonialisé leurs charges constituent la moyenne noblesse. Enfin, les chevaliers devenus des seigneurs locaux (domini, ou sires) forment la petite noblesse, à laquelle ils s’agrègent par des rituels (comme l’adoubement) et le partage des valeurs dites courtoises. Ceux d’entre eux qui ne peuvent financer la cérémonie d’adoubement et le coûteux équipement militaire, mais qui sont reconnus par leurs pairs comme étant d’état noble, portent la qualification d’écuyer.

Un chevalier des XIIIe-XIVe siècle (vue d’artiste)
Du XIe au XIVe siècle, la cavalerie constituée uniquement de nobles, est le fer de lance de l’armée française, son arme absolue, capable de briser les rangs de l’infanterie et de remporter la victoire. La noblesse même locale se confond alors avec l’aristocratie, car elle exerce le pouvoir : elle rend la justice, possède des capacités d’intervention militaire, et prélève l’impôts. Sa maîtrise foncière, dans une société rurale, lui donne les leviers de la domination économique.
Mais elle paie un lourd tribut au conflit franco-anglais et à la guerre civile du début du XVe siècle. Destructions, pillages, inflation des temps de guerre, désertion des champs et villages, friches, rançonnement des nobles entre eux, appauvrissement des ressources fiscales provoquent la dislocation des clans et leur effondrement.
De plus, si la cavalerie a été l’atout-maître des armées pendant trois cents ans, elle fonctionne dans un système d’ost féodal, c’est-à-dire de service militaire obligatoire envers son suzerain deux mois par an, qui s’accommode mal des guerres longues. Elle sera supplantée par les armées de métier, plus disponibles et plus disciplinées.
Ainsi à la fin de la guerre de Cent Ans, en 1453, dans un pays exsangue et ruiné, » la noblesse médiévale drastiquement diminuée en nombre, si elle ne disparaît pas totalement, est du moins singulièrement amputée, laissant l’édifice social vacillant. » (5) On estime que 80 à 90 % de la noblesse médiévale est tombée dans le gouffre de la guerre de Cent Ans (6).
Parallèlement, deux phénomènes ont transformé le contenu social de la noblesse : la multiplication des armes à feu, qui rend inutile le courage personnel puisque le premier venu peut terrasser le plus aguerri des chevaliers ; et la transformation des rentiers du sol en propriétaires. (7)
Les places sont à prendre : « le renouvellement total de la noblesse française aux XVe et XVIe siècle, d’abord très rapide, se ralentit progressivement au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. » (8) C’est pourquoi les familles d’aujourd’hui qui remontent réellement au-delà de 1400 ne sont qu’une poignée (moins de 300), et pour les autres il ne faut pas se laisser berner par les mythologies inscrites dans les armoriaux du XVIIIe siècle – où l’on trouve parfois de vaines tentatives de se distinguer dans la course aux honneurs du crépuscule de l’Ancien Régime. Il faut leur préférer une critique historique constructive.
Le royaume est unifié au XVIe siècle, conduisant ainsi à la quasi-disparition des duchés et comtés indépendants. Les barons perdent leur spécificité de premiers vassaux pour devenir de simples seigneurs dans un système qui se complexifie. Le roi retire progressivement aux seigneurs leur droit régalien de justice en les confiant aux baillis (qui sont des seigneurs possédant une charge de justice, mais nommés par le roi). Les titres deviennent des faveurs accordées par le roi, sans réalité historique ou géographique. « A la Renaissance, la noblesse est un groupe (et un statut) à la fois ouvert, accessible et très attractif ». (9) Mais le contrôle monarchique sur le groupe reste encore très limité.
« Au XVIe et jusqu’au milieu du XVIIe siècle, l’entrée dans la noblesse est davantage le fait de la notoriété et de l’acceptation générale : être reconnu par ses pairs comme noble, et être accepté comme tel par la renommée populaire comme par les instances financières de contrôle. » La richesse devient le critère prédominant. « Cela ressemble à une fuite fiscale, semblable à nos paradis fiscaux, […] devant la croissance d’une fiscalité royale omniprésente. » (10) Car les nobles sont exemptés d’impôts, c’est leur privilège. Le pouvoir central en profite néanmoins : de 1550 à 1650, la moitié des ressources extraordinaires de l’Etat provient de la vente des offices anoblissants. Par contrecoup, un transfert de charges fiscales alourdies s’opère vers le troisième ordre (bourgeois, artisans, paysans), et fait émerger un sentiment de trop-plein caractérisé par une littérature anti-nobiliaire.
Les guerres de religion provoquent une contestation de la dynastie royale et de l’absolutisme monarchique, d’abord de la part des nobles protestants, puis de la part de ceux de la Ligue catholique. (11) Le grand problème pour la noblesse française du XVIIe siècle est la montée en puissance de la monarchie absolue, qui se fait en trois étapes : de 1594 à 1610 par Henri IV, de 1624 à 1642 par Louis XIII avec Richelieu, puis de 1652 à 1715 par Mazarin et surtout par Louis XIV. Du vivant de Henri IV et Richelieu, les complots n’ont pas manqué, avec des tentatives d’assassinat, qui aboutissent en 1610 ; tandis que le règne de Louis XIII est truffé de révoltes nobiliaires et de tentatives de renversement du Cardinal. Seul Louis XIV a pu imposer son pouvoir, non sans concessions. (12)
C’est pourquoi l’auteur Jean Meyer s’interroge : « Peut-on prétendre que toute noblesse est en soi anarchie, perpétuellement insatisfaite et revendicatrice ? Il est vrai que si l’on examine dans la longue durée, l’attitude politique de plus d’une famille, on constate qu’elles ont toujours été dans une opposition politique plus ou moins marquée. » (13) A mon avis, cet enseignement de l’Histoire ferait bien d’être aujourd’hui assimilé et compris par certains de nos contemporains qui confondent les noms à particule et le royalisme. C’est une grossière erreur de croire que noblesse et pouvoir royal aient formé un système cohérent ou indissociable. Ils constituent au contraire deux réalités sociales parallèles, qui n’ont fait que s’affronter.
Louis XIV est le roi qui a véritablement enterré la noblesse, en constituant la Cour de Versailles. « Il s’agit d’avoir sous l’œil du maître tous ceux qui pourraient bouger, qui reclus au fond d’une province lointaine échappent à la surveillance directe. […] Il faut disposer des Grands, les amuser, les entretenir, en un mot les annihiler dans la « servitude » des dons, des amusements. Les fauves en liberté sont trop dangereux. » (14) Voilà comment les seigneurs de superbes domaines, qui pourraient habiter dans leurs magnifiques châteaux, se retrouvent dans d’exigus appartements d’une aile de Versailles, à se ruiner pour des habits somptueux exigés par une étiquette conçue pour les asservir.

Le marquis de Marigny et sa jeune épouse, en 1769. Peinture de Louis-Michel van Loo.
Le titre de marquis avait resurgi des limbes au milieu du XVIe siècle, quelques baronnies ayant alors été érigées au rang honorifique de marquisat. Compte tenu de ce prestige nouveau, Louis XIII et Louis XIV transforment les terres de leurs principaux ministres en marquisats. Les rois l’accordent aussi au féminin, pour parer leurs maîtresses du titre de marquise ! Puis au XVIIIe siècle se développe l’usage d’un titre de marquis de courtoisie, souvent porté impunément.
En ce XVIIIe siècle, la noblesse n’a plus de fondement militaire basé sur le courage individuel, ni de rôle d’encadrement social ou de protection juridique et religieuse, et encore moins de domination économique ; elle n’a plus non plus de rôle politique face à l’absolutisme royal. A travers les offices qu’elle occupe, c’est-à-dire des postes dans l’administration, elle n’est plus qu’un rouage fiscalement privilégié d’un Etat qui s’est affirmé.
Comment dès lors comprendre la volonté de Louis-François des Ligneris d’obtenir un titre de marquis ? Probablement une forte ambition sociale ; peut-être une volonté de s’adapter à l’époque et d’être reconnu au milieu de l’inflation des honneurs factices ; voire tout simplement pour continuer à exister dans une élite condamnée à la mondanité des salons à la mode. Mais avec du recul, ce sera une dépense de moyens bien vaine, qui se concrétisera en 1776, juste avant que tout le système à bout de souffle ne s’effondre. Un combat d’arrière-garde en réalité, puisque Louis XIV avait déjà annihilé la noblesse en la vidant de son contenu idéologique et politique. Jean d’Ormesson ne dit pas autre chose dans son roman Au plaisir de Dieu (15) : « Avec ses courtisans en servage à Versailles et ses hauts boutiquiers aux commandes de l’Etat, avec sa dictature personnelle et l’abaissement des grands, Louis XIV, en un sens, annonçait déjà la Révolution ».
- « 888-1180 : Féodalités », de Florian Mareil, chez Belin, 2010, p645.
- « La France avant la France 481-888 », de Geneviève Bührer-Thierry et Charles Mériaux, chez Belin, p517.
- Fondateur de la dynastie capétienne, Hugues appartenait au clan des Robertiens (issus du comte Robert le Fort, mort en 866). Héritier d’une dizaine de comtés et de plusieurs abbayes, Hugues devrait semble-t-il son surnom à son statut de propriétaire et dirigeant de l’abbaye de Saint-Martin-de-Tours, l’une des plus grandes et plus fameuses de son temps, où les pèlerins venaient se recueillir sur le célèbre manteau (capa) de Saint Martin, précieuse relique conservée par l’abbaye et qui a fait sa richesse. Mais ce surnom n’est attesté dans les sources écrites qu’à partir du XIIe siècle.
- « 888-1180 : Féodalités », de Florian Mareil, chez Belin, 2010, p647.
- « La noblesse française à l’époque moderne (XVIe- XVIIIe siècles) », Jean MEYER, 1991, Collection Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, pp 5-6.
- Idem, p 18.
- Économiquement, après les dévastations de la guerre de Cent Ans, l’inflation diminue les rentes fixes. L’ancienne noblesse médiévale mais surtout la nouvelle s’adaptent : « les seigneurs regroupent les anciennes tenures dispersées et désertées par leurs occupants, en métairies. Celles-ci sont formées de parcelles très regroupées donc plus faciles à travailler. Elles ne sont plus des tenures seigneuriales (donnant lieu à une rente) mais ont été rattachées au domaine propre du seigneur. Celui-ci en garde les prés et les terres les plus proches du manoir, mais confie en location de six à neuf ans l’essentiel de ces terres en métairies nouvelles. Le rentier du sol s’est partiellement mué en propriétaire s’adaptant au cours des choses. Car les baux suivent la hausse des prix, par paliers successifs. » In « La noblesse française à l’époque moderne (XVIe- XVIIIe siècles) », Jean MEYER, 1991, Collection Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, p 20.
- C’est une spécificité française. L’équivalant pour les Pays-Bas, le Saint Empire Germanique et l’Europe de l’Est sera la guerre de Trente Ans en 1618-1648.
- « 1453-1559 : les Renaissances », par Philippe Hamon, chez Belin, 2009, p155.
- « La noblesse française à l’époque moderne (XVIe- XVIIIe siècles) », Jean MEYER, 1991, Collection Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, p27.
- Cette contestation est particulièrement vive dans les années 1560-1570. Cf. le traité Franco-Gallia de François Villiers de Saint Paul en 1572 ; le pamphlet des années 1570 « De la servitude volontaire ou Contre Un » ; ou encore La Boétie prônant la désobéissance civile en 1561. Un courant de pseudo-libéralisme parlementaire se développe au sein de la noblesse, qui se réfère au Sénat romain et au modèle vénitien contemporain.
- La noblesse française à l’époque moderne (XVIe- XVIIIe siècles) », Jean MEYER, 1991, Collection Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, p37.
- Idem, p51. Il est vrai que le commentaire s’applique assez bien à la famille des Ligneris, notamment au travers de la longue vie de Théodore parsemée de rebellions contre l’autorité royale (cf. les articles correspondants du présent blog).
- Idem, p46.
- Au plaisir de Dieu, p 242, roman de Jean d’Ormesson paru chez Gallimard en 1974.