#16 Louis-François et Marie-Françoise, ou les élites associées (1ère partie)

Lorsque Louis-François des Ligneris vient au monde en septembre 1715, Louis XIV expire. Le règne du vieux roi « s’achève dans la tristesse, la fatigue, la désillusion et la misère » (1). La France est épuisée d’avoir dû se battre contre l’Europe entière de 1701 à 1713 pour que le petit-fils de Louis XIV, Philippe V, puisse porter la couronne d’Espagne. Les princes de la famille royale susceptibles de régner ont disparu les uns après les autres, si bien que c’est l’arrière-petit-fils de Louis XIV qui lui succède, un enfant de cinq ans. L’exercice du pouvoir absolu a laissé un goût amer, tout le monde souhaite que le futur Louis XV soit différent.

La régence est assurée par Philippe d’Orléans, neveu de Louis XIV. En 1722, pour couper court à toute tentative de rébellion, il fait couronner Louis XV à sa majorité, fixée à treize ans. Lorsque le Régent décède en 1723, il laisse auprès de la population un souvenir mitigé, pour ne pas dire sulfureux, mais il faut lui reconnaître une diplomatie tournée vers la paix, concrétisée par l’alliance avec l’Angleterre et la Hollande en 1717.

Durant les années 1720-1730, Louis-François des Ligneris grandit dans une période de croissance économique : la monnaie reste stable, la production agricole et artisanale augmente fortement, une partie de la population s’enrichit et stimule la demande, le marché national commence à s’unifier. La population s’accroît pour la première fois depuis très longtemps, tandis que la paix est préservée à l’intérieur des frontières de la France.

Le 19 février 1740, Louis-François a seulement 24 ans lorsqu’il épouse Marie-Françoise, fille du procureur du Roi à Chartres, Claude Davignon, qui sera par la suite maire de la ville de 1748 à 1757.

Probablement ambitieux, Louis-François voudrait que son nom retrouve le prestige qu’il possédait cent ans auparavant. Il constate que les appuis et l’argent vont de pair. Sans connexions bien placées ni soutien de personnalités au pouvoir, il n’y a pas d’accès possible aux responsabilités qui permettent de s’enrichir. Et sans argent, pas de relations ni de soutien. Certaines règles du jeu ne changent jamais, quelles que soient les révolutions qui passent …

L’histoire de la famille des Ligneris est tout-à-fait représentative, voire même emblématique de ce que doivent traverser la plupart des familles de la noblesse ordinaire dans leur relation au pouvoir.

Revenons deux siècles en arrière pour comprendre cette dynamique. Au milieu du XVIème siècle, Théodore baigne très tôt dans un monde politisé : orphelin, c’est d’abord grâce au rayonnement et aux relations de feu son père qu’il est élevé à la cour de Navarre ; puis à la faveur d’un soutien familial (2) qu’il est placé auprès du fils de Catherine de Médicis, le prince François d’Alençon. Devenu baron par mariage, proche du prince François pendant plus de vingt ans, il connaît tous les hommes de pouvoir. Théodore, malgré son caractère a priori difficile mais déterminé, a aiguisé son sens politique. En effet, chaque action d’un prince étant analysée avec une portée politique, rien ne peut être fait au hasard. C’est sans doute ainsi qu’il rebondit après la mort de son maître, à un moment où la France est divisée entre des factions rivales et déchirée par les guerres de religion. Malgré quelques allers-retours entre le parti de la Ligue et le pouvoir royal, il survit à la fin du règne d’Henri III puis aux remous de l’installation d’Henri IV. Il retrouve même un poste prestigieux auprès du prince de Condé, ce qui n’est pas envisageable sans de solides alliances. Parallèlement, il acquiert de nouveaux fiefs et augmente considérablement le domaine familial autour de Chartres, donc sa richesse.

Louis, le fils aîné de Théodore bénéficie des mêmes relations, et de la position de baron. C’est un officier militaire supérieur. Il devient aussi chambellan du nouveau prince de Condé. Mais cette mécanique parfaitement entretenue s’enraye dans les années 1620, quand il devient évident que ni Louis ni même son frère cadet n’auront d’héritier mâle. Le cœur du domaine familial est vendu, le reste dispersé dans les dots des filles, et le titre de baron, attaché aux terres, est perdu.

Le plus jeune des frères, Albert, simple chevalier, est le seul à avoir un fils. Mais il s’est marié tardivement, ne possède que des terres secondaires comme base de revenu, et n’a pas été élevé dans le but de prendre la suite de son père. Il n’a donc ni relations prestigieuses ni richesse. A partir de là, la position sociale de la famille se dégrade brusquement.

Son fils Louis est encore adolescent lorsqu’il perd son père, mais aucun soutien ne lui permet d’être positionné auprès d’un prince ou duc sur une responsabilité qui lui assurerait des revenus stables. Il est probable qu’il exerce comme officier dans l’armée, l’une des rares possibilités d’emploi permises aux familles nobles (pas de commerce et encore moins d’artisanat sous peine de déroger à l’état de noblesse).

Mais le sort s’acharne, il meurt jeune sans avoir pu développer une carrière, et laisse derrière lui une femme avec trois fils en bas âge. Les conditions économiques de la famille sont précaires, les soutiens inexistants. Faute de pouvoir lui acheter un brevet d’officier, la mère place son aîné dans la filière religieuse. Heureusement, Philippe est brillant et ne tarde pas à pouvoir aider financièrement à l’installation de ses deux jeunes frères Louis-François et Jean-Baptiste comme officiers militaires dans un corps d’élite. De ce fait, le dernier fait un mariage correct qui consolide sa position sociale et financière.

C’est ainsi que nous retrouvons Louis-François, fils de Jean-Baptiste, qui grandit dans un environnement d’officiers sans grande fortune, mais avec un oncle bien positionné auprès de l’évêque.

Il est possible qu’il ait commencé une carrière d’officier, mais seule une source le mentionne comme « lieutenant du régiment du Roi » (3). Dans tous les cas, le fait qu’il ne soit que lieutenant indique qu’il a de toutes façons rapidement quitté l’armée.

Il s’attache très tôt à recréer des liens avec les personnalités qui comptent. C’est probablement lui l’auteur de la carte de vœux de 1739 (4) adressée au duc de Sully, petit-fils de celui qui avait racheté la baronnie de Courville à Louis des Ligneris en 1629.

Sceau de la lettre de 1739 adressée au duc de Sully

Sceau de la lettre de 1739 adressée au duc de Sully

Âgé de 24 ans, il se marie beaucoup plus tôt que son père, son grand-père ou son arrière-grand-père. Louis-François entre dans une belle-famille qui compte parmi les plus notables de Chartres : noblesse de robe (la filière judiciaire), influente et fortunée.

Les notables de Chartres formaient un clan très fermé (5) ; un cas typique d’endogamie des élites. Louis-François vient d’un monde bien différent, celui des officiers militaires ; je l’imagine plutôt intelligent, bon orateur et charmeur, pour réussir à entrer dans ce clan. Lui aussi deviendra maire, comme nous le verrons plus loin.

Un premier enfant naît le 26 mars 1742, c’est une fille prénommée Marie-Thérèse-Françoise (ou Françoise-Thérèse selon les sources). Nous retrouvons là les prénoms mélangés de ses grands-mères.

Un second enfant vient au monde le 24 décembre 1743. Le garçon est prénommé Jean-Baptiste-Claude, comme ses deux grands-pères, qui sont toujours en vie et doivent en apprécier l’hommage. C’est son grand-oncle le chanoine Philippe des Ligneris qui le baptise lui-même. Cet heureux événement console peut-être un peu son grand-père Jean-Baptiste l’ancien, qui venait de perdre au mois de juin précédent son frère Louis-François alors âgé de 73 ans, son compagnon d’armes de toujours.

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A ce moment, après quasiment trente ans de paix, les conflits extérieurs reprennent en 1744, car la France s’engage dans la guerre de la Succession d’Autriche. Louis XV, qui participe personnellement aux opérations, s’y distingue et en retire une très grande popularité. Mais à partir de 1747, les récoltes médiocres provoquent des troubles, tandis que le traité de paix d’Aix-la-Chapelle se traduit par un statu-quo décevant. Les fêtes dispendieuses de la Cour et surtout les faveurs exorbitantes du roi envers sa maîtresse la marquise de Pompadour achèvent de transformer le roi « Bien-Aimé » en « Mal-Aimé ». A partir des années 1750, la monarchie française est attaquée de toutes parts. Les critiques fusent et minent l’autorité du roi, les parlements pratiquent une obstruction systématique sur l’enregistrement des lois. Les hommes de lettres des Lumières érigent la raison en impératif pour écarter les préjugés et transformer positivement le monde, ce qui conduit à une contestation des autorités politiques, religieuses et sociales.

C’est dans ce contexte que Louis-François marie le 5 mars 1759 à Fontaine-la-Guyon sa fille Marie-Thérèse-Françoise des Ligneris d’à peine 17 ans avec René-César de Courtavel, chevalier, lieutenant de l’infanterie, qui est âgé lui de 30 ans. (6) Ils auront plusieurs enfants, qui feront de belles carrières.

La sœur de Louis-François, Catherine-Thérèse, devient la plus haute responsable du couvent des Carmélites de Chartres en 1759.

Est-ce à cette époque que Louis-François fait réaliser les portraits de sa femme et de sa fille par le très célèbre pastelliste Quentin de la Tour ? Les deux pastels du maître seront vendus en 1920 par la marquise Jacques des Ligneris, née Charlotte Taillandier du Plaix. On ne sait malheureusement plus où ils se trouvent. (7)

Au début des années 1760, Jean-Baptiste-Claude des Ligneris entre au service du roi dans la Seconde Compagnie des mousquetaires.

Son père Louis-François des Ligneris devient maire de Chartres, une première fois en 1766, jusqu’en 1769.

Vers l’âge de 55 ans, aux alentours de 1770, il commence à négocier pour racheter des terres qui formeront un ensemble d’un seul tenant, dans les communes de Voves et Méréglise (près de Chartres). Que cherche-t-il à faire ?

(1) Histoire de France, Larousse-Bordas, 1998, page 271.

(2) René Babou de La Bourdaisière, beau-père de son proche cousin René des Ligneris.

(3) Cette source est l’article Notice historique sur la Maison des Ligneris, parue dans l’Annuaire de la Noblesse de France de 1906, page 239.

(4) Cette lettre est présentée dans la page « Documents ». A cette époque, seule quatre hommes pouvait signer « Desligneris » : les trois frères Philippe, Louis-François et Jean-Baptiste, et leur neveu/fils Louis-François. Les trois premiers ont entre 65 et 72 ans, le dernier 23 ans. Au vu de l’écriture et du propos, il ne semble pas que ce soit une personne âgée qui l’ait écrite. Le seul auteur plausible en est donc Louis-François le jeune.

(5) Après Jean-Robert Bouvart qui fut maire de Chartres de 1735 à 1741, Michel Davignon lui succède, de 1741 à 1748. La fille de Jean-Robert, Marie-Thérèse Bouvart, avait épousé le fils de Michel, Claude Davignon. Puis ce dernier succèdera à son père comme premier édile en 1748, pour occuper la fonction jusqu’en 1757. 

(6) Le contrat de mariage fut passé devant Me Marie, notaire à Chartres. René-César est le fils cadet de César de Courtavel, dit « le Marquis de Saint-Rémy », chevalier, seigneur de Lierville, Verde, Boussay-en-Dunois. Il était décédé un an et demi avant le mariage, le 18 septembre 1757. René-César avait également perdu sa mère, très tôt : Marie-Jeanne de Prunelé-Saint Germain avait disparu le 28 mai 1733, lorsque René-César n’avait que cinq ans. On remarquera au passage que nous croisons de nouveau la famille de Prunelé, que nous avions déjà rencontrée au tout début du XVIème siècle. 

(7) Source : annotation manuscrite de Pierre des Ligneris, seconde moitié du XXème siècle, au dos d’une carte postale représentant le château de Méréglise.

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